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Boycott de Qatar 2022 : « un tournant » géopolitique ?

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Alors que l’Ufolep s’associe au boycott du Mondial de football au Qatar, le consultant Jean-Baptiste Guégan, co-auteur d’un Atlas géopolitique du sport, analyse les ressorts de cette mobilisation citoyenne sans précédent.

 

Jean-Baptiste Guégan, que vous inspirent les diverses prises de position contre l’organisation de la Coupe du monde de football au Qatar ?

Ce qui est bien, c’est la pluralité de réponses à une question qui fait réagir quasiment tout le spectre politique, avec des prises de position complémentaires. Depuis les années 1980, on sait l’inefficacité du boycott politique dans sa forme classique. Mais cette campagne a remis en avant l’idée du boycott diplomatique – pas de représentation officielle, ou d’un rang moindre – et d’un boycott citoyen, qui responsabilise chacun [comme le propose l’Ufolep]. On peut diverger sur les solutions ou les stratégies, mais Qatar 2022 marque un tournant : on n’a jamais autant parlé de boycott depuis les Jeux olympiques de Moscou 1980 et de Los Angeles 1984. Pour Sotchi 2014, Russia 2018 et Pékin 2022, on n’avait pas vu autant d’acteurs impliqués pour que l’opinion publique prenne conscience des enjeux.

 

Inviter le citoyen à ne pas regarder, c’est assez nouveau…

La démarche est intéressante, mais traduit aussi une certaine impuissance : le boycott politique et sportif est inefficace, voire contreproductif. Quand un État décide d’un boycott, il parle avant tout à son opinion publique en construisant une posture, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Or dans les relations internationales, toute stratégie de boycott conduit à une crispation et nuit à tout dialogue ou approche constructive.

 

Le Qatar pourrait-il regretter d’avoir obtenu cette Coupe du monde ?

Je ne pense pas, car il faudrait qu’il n’en tire aucun avantage. Or Doha a réussi à organiser ce Mondial malgré ces appels au boycott, une forte pression médiatique et le blocus du pays opéré de 2017 et 2021 par ses voisins de la péninsule arabique. Cet évènement est également la cerise sur le gâteau d’une stratégie de reconnaissance internationale engagée il y a 25 ans. En cela, cette Coupe du monde est déjà réussie pour le Qatar. Attendons toutefois le soir du 18 décembre pour en connaître toutes les conséquences, car il va probablement y avoir des problèmes de flux et de gestions de masses, peut-être aussi de sécurité.

 

Pensez-vous que ces dénonciations s’effaceront dès les premiers matchs ?

De manière récurrente, on observe le même phénomène : dès que la compétition débute, le traitement médiatique sociétal s’atténue pour laisser place à l’actualité sportive. Sauf souci majeur, évidemment. Ensuite, tout dépend des performances de l’équipe nationale. Si les Bleus réussissent leur phase de groupe, ces questions passeront très vite au second plan. Quand on analyse les sondages portant sur les stratégies de boycott citoyen1, on s’aperçoit aussi que celles-ci touchent principalement les personnes les plus informées et éduquées : majoritairement des urbains, et souvent des journalistes ou des relais d’opinion qui ont une conscience plus affûtée. Il est probable qu’il sera plus difficile pour les activistes et ceux qui essaient d’instaurer un rapport de force de se faire entendre quand la Coupe du monde aura débuté, et le boycott conscient des matchs sera difficile à tenir. L’avantage, c’est qu’en hiver les moments de sociabilité sont moins naturels qu’en été, où l’on regarde les rencontres ensemble en plein air. Mais pour que cette campagne de boycott rebondisse, il faudrait un vrai problème structurel sur place.

 

Ces appels au boycott pèsent-il néanmoins sur les sponsors ?

Considérablement. Regardez leurs « stratégies d’activation » : beaucoup d’acteurs, notamment français, allemands, néerlandais, danois et anglais, ont décidé il y a plus de six mois de ne pas se rendre sur place. Ainsi, Volkswagen France ne s’appuiera pas sur l’évènement mais sur les Bleus. Idem pour Carrefour. Les entreprises allemandes partenaires ou associées n’enverront pas de VIP ni de représentation, ou alors seulement pour signer des contrats, et plutôt dans les émirats voisins. À l’effet sur la manière dont les sponsors utilisent l’évènement s’ajoute aussi la question du retour sur investissement : si la Coupe du monde continue à être autant critiquée, le produit se dévalorise et l’investissement en sponsoring et partenariats devient moins rentable. Car les sponsors attendent à la fois des retombées en termes d’image et de ventes. En dépit de sa forte médiatisation, en France certains acteurs ont d’ailleurs décidé depuis plusieurs années de ne plus sponsoriser le football, en raison de la multiplication des affaires et d’une l’image dégradée.

 

Outre les soupçons de corruption, différents arguments ont été avancés pour boycotter cette Coupe du monde : sociétaux concernant la situation des femmes et des minorités, sociaux sur la condition et les droits des travailleurs employés pour bâtir les infrastructures, et climatiques et écologiques au regard du non-sens d’organiser en plein désert une compétition dans des stades climatisés et éphémères, garnis de spectateurs acheminés quotidiennement par avion. Cette dimension écologique pourrait-elle devenir aussi importante à l’avenir que les considérations politiques ?

C’est en partie pour cela que Qatar 2022 est un tournant. Jamais ces différents sujets n’avaient été autant mis en avant, notamment la question environnementale, avec le coût énergétique, l’empreinte carbone et la consommation d’eau dans un endroit où il n’y en a pas. Concernant la question des droits des femmes et des minorités LGBT+, on en parle sans doute autant parce qu’il s’agit d’un État islamo-conservateur, de tradition wahabite. Et concernant les droits des travailleurs, en Russie en 2018 on avait à peine évoqué le sort des Coréens du nord réduits en esclavage, alors que cela fait plus six mois que l’on pointe la condition des travailleurs immigrés au Qatar en s’appuyant sur ce chiffre iconique de 6 500 morts, bien qu’il soit peu pertinent, utilisé parfois n’importe comment et rarement contextualisé. C’est la première fois qu’on parle des droits humains avec une telle acuité, à partir d’un vrai travail d’enquête.

 

Pourquoi jugez-vous peu pertinent ce chiffre de 6 500 travailleurs morts sur les chantiers2 ?

Parce que c’est un amalgame. Tout le monde cite The Guardian sans avoir lu l’article : il s’agit d’une estimation de l’ensemble des ouvriers morts sur tous les chantiers de construction au Qatar – pas seulement ceux de la Coupe du monde – depuis dix ans, soit 650 morts par an. Par comparaison, en France c’est entre 320 et 380. Cela dit, c’est énorme, et chiffre a été utile comme moyen de pression : aujourd’hui, sur le papier, le Qatar possède le droit du travail le plus avancé de tout le Golfe, même si cela ne signifie pas qu’il est appliqué.

 

Dans ce contexte, l’organisation des Jeux asiatiques d’hiver 2029 en Arabie Saoudite, plus absurde encore d’un point de vue écologique, peut-elle être remise en cause ?

Rien n’est moins sûr. D’abord, l’Arabie saoudite était seule candidate, dans des circonstances particulières : l’instance de décision avait un président par intérim, le précédent, ancien de la Fifa, étant tombé pour corruption… Cette candidature s’inscrit ensuite dans son « projet 2030 », qui consiste à développer une offre de tourisme complète grâce à des solutions techniques. Après Qatar 2022 et en pleine campagne de boycott, le timing de l’annonce était évidemment catastrophique. Malgré cela, bonne ou mauvaise, la visibilité reste de la visibilité, et la stratégie de l’Arabie saoudite, comme celle des autres États du Golfe, ne vise pas seulement à travailler l’image du pays mais aussi à faire financer des projets. En l’occurrence le fameux projet Trojena, relié à celui de Neom, cette ville futuriste identifiée par « the line », ce trait architectural qui doit voir le jour au nord-ouest de l’Arabie saoudite, face à la station balnéaire égyptienne de Charm-el-Cheikh et au large de la Jordanie, près de la mer Rouge. C’est l’un des projets faramineux du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman, qui est sans doute au pouvoir pour 40 ans et joue son avenir. Aussi dingue soit-il, ce projet est d’abord une vision, un emblème de modernité. Pour nous Européens, c’est insensé. Mais pour les Saoudiens, ces Jeux asiatiques d’hiver sont une immense publicité pour un projet de 500 milliards de dollars pour lequel ils ont besoin de financeurs étrangers. Les Saoudiens n’ignorent pas que c’est une folie de créer de toutes pièces une station de ski dans un désert où il neige deux jours par an. Mais, après tout, à Pékin 2022 toute la neige était artificielle ! C’est le projet d’un prince démiurge qui considère qu’avec le progrès technique on peut faire fi du changement climatique comme de la géographie.

 

L’autre question est : l’Occident a-t-il les moyens et la légitimité pour s’élever contre une décision qui ne concerne pas son espace géographique ?

C’est là le problème. Sans être dans le « choc des civilisations » théorisé par Samuel Huntington3, la guerre en Ukraine est venue rappeler qu’on se situe dans un affrontement de représentations et de valeurs. Par exemple, en Asie, Qatar 2022 n’est pas un problème, en Afrique non plus. Et quels sont les droits humains en Asie et en Afrique par comparaison avec ceux des travailleurs au Qatar ? La mortalité sur les chantiers en Asie, tout le monde s’en moque. C’est une problématique de pays développé, poussée par les pays scandinaves. A-t-on raison de la faire ? Oui, je le pense, parce que le sport doit être un facteur de progrès social et économique, un levier de progrès humain. À ce titre, il serait souhaitable que la Fifa et le Comité international olympique soient davantage reliés à l’ONU et aux objectifs de développement qui étaient ceux du millénaire.

 

Peut-on responsabiliser des organisations qui revendiquent leur indépendance au nom d’un soi-disant « apolitisme » du sport ?

C’est l’autre enjeu : responsabiliser les organisations qui attribuent ces évènements pour qu’elles ne soient plus hors-sol mais respectent le droit international et la charte des Nations Unies. Et qu’elles assument enfin leur statut géopolitique en arrêtant d’attribuer des évènements à des régimes autoritaires pour faire uniquement de l’argent et de la visibilité sous couvert d’universalité du sport. La bonne nouvelle, c’est que les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 et Los Angeles 2028, et la Coupe du monde 2026 conjointement organisée par les États-Unis, le Canada et le Mexique, seront organisés dans des pays occidentaux. Cela offre une fenêtre de tir de huit années pour changer la donne et « prototyper » une autre façon de concevoir l’olympisme et les grands évènements sportifs. Sinon, le sport va se saborder et ce sera la porte ouverte au n’importe quoi à partir de 2030. Je crois que Qatar 2022 a fait bouger beaucoup de gens, et fait prendre conscience du problème à l’écosystème médias-opinion-acteurs du sport. Y compris les dirigeants de la Fifa, pour qui le problème écologique et climatique de Qatar 2022 se réduisait jusqu’alors à la qualité des pelouses.

 

Propos recueillis par Philippe Brenot

 

(1) Notamment celui de Harris Interactive du 20 octobre.

(2) Actualisé depuis à 6750 morts.

(3) Titre de l’essai de géopolitique publié en 1996 par cet auteur américain.


Boycottez comme vous êtes » : l’invitation citoyenne de l’Ufolep
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