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Morceaux choisis : « Surtourisme en zone de la mort », par Reinhold Messner

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Parmi les spectateurs du documentaire « Kaizen », récit par le youtubeur Inoxtag de son ascension de l’Everest, combien connaissent Reinhold Messner ? Premier alpiniste à gravir les 14 sommets de plus de 8 000 m, le citoyen italien du Tyrol du Sud fut le pionnier des ascensions en solitaire et sans oxygène. Et c’est à travers ses livres que l’ex-député européen Vert (1999-2004) joue les influenceurs. Après Sauvons les montagnes (Glénat 2020), à 80 ans il passe en revue sa vie d’aventure en réaffirmant ses convictions dans Par vents contraires. De l’art de progresser dans l’adversité (Glénat, 358 pages, 23 €). Extrait.

 

L’un des plus célèbres marchands de voyages organisés vers les huit mille, le guide tyrolien Lukas Furtenbach, conteste haut et fort la distinction que j’opère entre aventure et tourisme. Il sait pourtant pertinemment que sans les infrastructures de l’Everest (voie équipée, camps préparés, stocks de bouteilles d'oxygène, assistance médicale, guides sherpas), ses clients n’arriveraient jamais à bout de cette cime prestigieuse. Leurs ascensions en file indienne n'ont rien de commun avec l'exploit de Hillary et Tenzing, les deux pionniers. Et elles sont évidemment plus sûres et plus rapides que les expéditions que j’ai pu vivre, où chacun était responsable de soi. (…)

Aujourd'hui, en alpinisme, l'important n'est pas le sommet mais la façon d’y arriver. Le but n’est plus, depuis longtemps, d'être le premier à « conquérir » une montagne. Cet état d'esprit colonialiste a cédé la place à l’alpinisme de difficulté. Pour ma part, je me suis efforcé de le pratiquer avec les moyens les plus élémentaires possible sans bouteilles d’oxygène ni appareils radio. Le sommet n’était que le point où l’on fait demi-tour. (…)

Là-haut, entre la vie et la mort, rien n'est mesurable et tout est anarchie. L’alpinisme, apparu il y a deux cents ans, est le symptôme d'une société décadente. Il est inutile et n’a d'importance qu'à nos yeux.

De même que les effets du réchauffement planétaire et du changement climatique se font sentir plus tôt en montagne qu’en plaine, certains schémas de comportement éclatent au grand jour en haute altitude.

Sur des camps de base qui hébergent des centaines de personnes, l’entre-soi règne et l’esprit d’équipe ne peut se développer. En 2023, au K2, des dizaines de touristes ont contourné un porteur balti à l’agonie. On observe le même type de comportement en ville : quand on se côtoie par millions, on ne se connaît pas et on ne veille pas les uns sur les autres. Nous vivons dans un monde de plus en plus stérile, et le Covid n'a pas arrangé les choses.

En montagne comme dans l’ensemble de notre société, l’égoïsme grandit, l’empathie diminue. Ce déclin de la solidarité a éclaté aux yeux de tous au K2.

Entendons-nous bien : autrefois aussi, la concurrence existait en montagne ! Dans les années 1960 et 1970, l’envie de réussir les voies les plus difficiles avant les autres chatouillait plus d'un alpiniste. Mais lorsqu'un accident survenait, tous ceux qui se trouvaient dans les parages interrompaient leur ascension, s’unissaient et tentaient de ramener en bas le grimpeur blessé ou affaibli, tous ensemble et en mobilisant tous leurs moyens. Cette règle tacite s’est vérifiée des milliers de fois. La quasi-totalité des alpinistes de haut niveau agissaient de la sorte, y compris lorsque les opérations de secours étaient difficiles ou dangereuses. Depuis, même l’alpinisme a perdu son innocence. Les voyages organisés vers la zone de la mort sont bien sécurisés, mais l’entraide est devenue une valeur rare.

J’ai toujours avancé en compagnie de la peur. J’ai connu beaucoup de frayeurs et quelques expériences de mort imminente. Si nous, les explorateurs de limites, n’avions peur de rien, nous ne serions plus là pour en parler. La peur nous dit : tu iras jusque-là, pas plus loin. J’ai accumulé des trésors d'expérience. Avant une course, l’un des éléments les plus importants à mes yeux est de peser le pour et le contre. Je dois choisir une montagne et sur cette montagne, une ligne qui correspond à mes capacités.

Notre limite est celle de nos possibles. Il faut donc tenir compte de la peur, qui ne doit pas nous paralyser. Sur les sommets de 8 000 mètres, j’ai échoué treize fois. À chaque fois j’ai dû recommencer, m’entraîner, trouver de nouveaux financements, et j’ai beaucoup appris. Les échecs sont une bien meilleure école que la réussite.

Malgré les risques (qu'on ne peut éliminer totalement), je me suis toujours mis en route avec le sentiment que j’allais revenir sain et sauf. (…) J'ai commis des erreurs ; j'ai perdu mon frère, sacrifié sept de mes orteils, souffert d'une fracture du talon droit et sans doute négligé des amitiés, mais j’ai toujours trouvé de nouveaux objectifs à atteindre. Aujourd'hui, je me sens tenu de transmettre aux prochaines générations l'héritage de l'alpinisme traditionnel. © GLÉNAT


Par vents contraires. De l’art de progresser dans l’adversité, Glénat, 358 pages, 23 €.
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