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Bernard Francou, alpinistes et skieurs conserveront-ils leur terrain de jeu ?

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Le glaciologue et alpiniste Bernard Francou analyse dans Coup de chaud sur les montagnes (Guérin, 2021, 39,50 €), les effets du dérèglement climatique sur un milieu montagnard dont il possède une connaissance intime. 

 

Bernard Francou, comment avez-vous vu changer la montagne depuis le milieu du siècle dernier ?

Je suis né en 1948 et j’ai vécu jusqu’à l’âge de 16 ans à Briançon, dans les Hautes-Alpes, avant de partir à Grenoble puis à l’étranger. J’ai notamment vécu près de 25 ans dans les Andes – Colombie, Bolivie, Pérou, Équateur – afin d’y étudier les glaciers et la ressource en eau. J’ai aussi travaillé dans l’Himalaya, et l’ouvrage que je cosigne avec Marie-Antoinette Mélières s’intéresse au milieu montagneux sur tous les continents. Concernant le massif alpin, on peut situer le point de bascule vers le milieu des années 1980, après des décennies de relative stabilité au niveau de la cryosphère, c’est-à-dire tout ce qui est gelé : les glaciers, la neige et le pergélisol, appelé aussi permafrost.

 

« Qui n’a pas ressenti une impression de désolation en revisitant quelques décennies après un coin de montagne familier ? », écrivez-vous dans ce livre en prenant exemple du Vallon des Étançons, au-dessus de la Bérarde, dans le parc national des Écrins. Tout y est « chamboulé » en raison d’alluvions torrentielles et, plus haut encore, la fonte des névés a laissé place à un « fatras d’éboulis terreux » qui rend la progression des alpinistes plus difficile…

Ma période active d’alpiniste, celle durant laquelle j’ai ouvert plusieurs voies dans le massif des Écrins, souvent en compagnie de Jean-Michel Cambon, remonte aux années 1970 et 1980. Ma connaissance intime de ce massif en particulier tient également à mes travaux de thèse sur « l’éboulisation » résultant de la fragmentation de la roche entre 2 500 et 3 000 mètres d’altitude. Rentré d’Amérique latine en 2013, j’ai recommencé à arpenter les Alpes et été alors saisi par la différence entre la montagne que je connaissais et celle que je retrouvais. Les paysages avaient changé, les glaciers considérablement reculé, les névés disparu et été remplacés par de la végétation. Et, depuis vingt ans, il ne se passe quasiment plus un été sans un écroulement massif provoqué par la fonte du pergélisol. Des zones autrefois relativement saines sont devenues hasardeuses à fréquenter en raison de la fragilisation des parois. Ce qui se produisait autrefois sous la forme de petites chutes de pierres prend la forme d’écroulements qui mobilisent des volumes formidables. Même si le propre de la montagne est de connaître des processus d’écroulement, parfois massifs, l’accélération est vertigineuse.

 

La montagne est-elle plus dangereuse qu’avant ?

Certains secteurs sont devenus problématiques, tout particulièrement en été les faces mixtes associant roche et glacier. Comme les glaces de paroi fondent, les courses deviennent uniquement rocheuses et, sans la cohésion autrefois assurée par la glace, les chutes de pierre sont beaucoup plus fréquentes.

 

À vous lire, on comprend aussi que la pratique du ski en-dessous de 2 000 m est compromise à court ou moyen terme et va entraîner la disparition des stations de moyenne altitude, tandis qu’au-dessus de 2400 mètres celle-ci persistera…

Je suis plus nuancé. Depuis les années 1980, en-dessous de 2 000 mètres l’enneigement est de plus en plus aléatoire. Mais moi qui habite Grenoble, en ce matin de février j’aperçois les neiges sur les pentes du massif de la Chartreuse, qui appartient aux Préalpes. Et la Foulée Blanche, la grande course nordique du plateau du Vercors, s’est déroulée sur un beau tapis de neige. Mais, sur la durée, statistiquement cela deviendra plus difficile. Au-dessus de 2 400 mètres, c’est différent : l’enneigement dépend des précipitations. Si celles-ci peuvent être déficitaires certaines années, les températures hivernales restent suffisamment basses pour que le manteau neigeux ne fonde pas lors des redoux. Il se contracte, devient plus dense, mais demeure. Cette différence va s’accuser de plus en plus, sachant aussi que les canons à neige ne fonctionnent que par température négative. Mais investir dans la neige de culture est coûteux, en investissement et en consommation d’énergie. Aux Jeux de Pékin, la neige était 100 % artificielle, les Chinois ne s’en sont pas cachés, mais imaginez le coût !

 

Justement, en raison de ce surenchérissement des investissements, après la démocratisation des années 1950-60-70, les sports de neige ne vont-ils pas redevenir un luxe réservé à une clientèle aisée ?

Il faut en effet s’attendre à ce que le ski devienne un sport de plus en plus coûteux, ça nous pend au nez ! La tentation est également grande d’ouvrir des pistes à toujours plus haute altitude. On le voit en Savoie, en Isère. Mais est-il acceptable d’entamer davantage des territoires naturels, de les équiper, de les urbaniser et de les intégrer à des stations ? Faut-il équiper à tout va sous prétexte que les stations sont malmenées par le changement climatique, au détriment d’espaces naturels indispensables à la préservation de la ressource en eau et de la biodiversité ? C’est un choix politique.

 

Faut-il s’attendre aussi à crues plus fréquentes et aussi catastrophiques que ceux de la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, à l’automne 2020 ? Vous détaillez aussi dans votre ouvrage les risques liés aux lacs qui se forment sous les glaciers…

Ce sont deux phénomènes différents, même si l’un et l’autre sont des conséquences du réchauffement climatique. Le premier est de caractère torrentiel et provoqué par un événement dit « méditerranéen », lié à l’intensification des pluies, au printemps et surtout à l’automne, en raison de l’élévation de la température des eaux de surface de la Méditerranée. La rencontre brutale entre cet air chaud et humide, issu d’une forte évaporation, et des masses d’air plus froides venues de l’Atlantique, provoque ces épisodes « cévenols » ou « méditerranéens ». Ceux-ci sont amenés à se reproduire plus souvent et avec une intensité renforcée sur le versant sud des Alpes et du Massif central. Le second phénomène est très local et lié aux glaciers qui, en reculant, abandonnent souvent des lacs barrés par des moraines, qui sont des amas de pierres relativement fragiles. Des vidanges intempestives de ces lacs de barrage morainique peuvent alors se produire. Celles-ci peuvent être catastrophiques dans l’Himalaya ou dans les Andes, notamment au Pérou. Cela peut aussi se produire dans les Alpes, mais ce risque y est beaucoup plus surveillé.

 

Avec le réchauffement climatique, à l’avenir la population ne va-t-elle pas être tentée de se réfugier dans les montagnes, avec un problème de suroccupation des territoires ?

C’est la question que je pose en fin d’ouvrage, au regard des scénarios du GIEC (Groupe d’experts internationaux pour l’étude du climat) sur l’élévation des températures. Les montagnes, qui sont des milieux où il fait relativement plus frais, ne vont-elles pas devenir un refuge pour les populations ? D’ici 2050, l’inéluctable hausse continue de la température mondiale liée aux concentrations plus fortes de gaz à effet de serre rendront certains milieux de plus en plus contraignants, de plus en plus secs, notamment dans les plaines, les agglomérations urbaines et autour de la Méditerranée. La montée sensible du niveau des mers va entraîner également la submersion des côtes et un reflux des habitants vers l’intérieur. Les agglomérations urbaines, si elles ne prennent pas le virage de la végétalisation, vont aussi devenir de plus en plus étouffantes, avec des étés qui vont ressembler de plus en plus à celui de la canicule de 2003. Même avec la fonte accélérée des glaciers et avec un rôle de « château d’eau » amoindri, il y aura toujours davantage d’eau en montagne car les précipitations s’y forment davantage qu’ailleurs. Tout en étant particulièrement visibles, les méfaits du changement climatique y seront donc plus tempérés. Quel visage cette pression humaine et foncière prendrait-elle, notamment sur l’agriculture et le milieu naturel, s’il ne s’agit plus seulement de résidences secondaires mais d’une population durablement établie ? C’est aussi l’une des questions que pose le réchauffement climatique.

Propos recueillis par Philippe Brenot


Coup de chaud sur les montagnes, éditions Guérin/Paulsen, 2021, 242 pages, 39,50 €.
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