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Isabelle Queval, réflexions sur le « sport d’après »

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Le long épisode de confinement et les prolongements de la crise sanitaire auront-ils un effet durable sur notre rapport au sport et à l’activité physique ? Le regard de la philosophe Isabelle Queval, auteure de S’accomplir ou se dépasser (Gallimard, 2004) et fine observatrice des tensions entre pratiques de bien-être et recherche de la performance.

Isabelle Queval, lorsqu’on évoque « le sport d’après », cela fait-il sens pour vous ?

L’expression fait référence évidemment au confinement, qui est une expérience de portée mondiale et inédite. Il est légitime de parler de « sport d’après » parce que c’est un événement remarquable dans notre histoire. On pense d’abord au sport de haut niveau, vecteur d’enjeux financiers et géopolitiques liés à sa mise en spectacle, et dont on ne sait pas s’il pourra reprendre dans les mêmes termes et les mêmes conditions. Pour le sportif ordinaire, on peut supposer qu’à part certaines activités qui demeurent pour l’instant interdites (sports de contacts et sports collectifs), il va être possible de reprendre rapidement une pratique ludique, d’entretien, de santé, ou pourquoi pas de sport extrême.

Le confinement a mis en évidence le besoin vital d’activité physique tandis que le sport-spectacle était à l’arrêt. Cela pose-t-il les jalons d’un retour à l’essentiel ?

Le sport spectacle est vecteur de tant d’enjeux qu’on a du mal à penser qu’on puisse en faire l’économie ou réduire sa consommation. Ce qui est certain, c’est que le confinement a fait ressentir à beaucoup de personnes la privation de mouvement. Même pour des pratiquants peu assidus ou des non-sportifs, cette privation de sortie a rappelé que nous sommes des êtres de mouvement, caractérisés par le fait de marcher, de courir. La privation de cette capacité a donc ravivé ou fait surgir la nécessité d’avoir une activité physique, voire sportive. On peut supposer que cela aura un prolongement. Pour certains, l’activité physique va redevenir intensive. Pour d’autres, elle va le devenir davantage. Pour d’autres encore, chez qui elle était inexistante, le souvenir de cette peur et de cette privation va peut-être lui permettre de trouver sa place.

Dans « S’accomplir ou se dépasser » (Gallimard, 2004) vous analysiez la tension entre ces deux notions. Envisageriez-vous aujourd’hui cette dualité de façon différente ?

Pas de manière radicale en tout cas. La dimension de dépassement est toujours présente dans le sport de haut niveau, dont elle est constitutive. Parmi les évolutions observées depuis 15 ans, je mentionnerai la percée des pratiques équilibrantes basée sur la respiration, la méditation ou la sophrologie, avec des pratiques physiques associées. Il me semble cependant que ce dualisme, qui est une tension plus qu’une opposition, perdure, car il est inhérent à la pratique physique et sportive. L’effort appelle au dépassement de l’effort. Même le sportif ordinaire ressent cet effet de griserie qui fait que, seul sur un équipement de fitness quand on pratique la course à pied ou le trail, on peut être amené à comparer et dépasser ses performances précédentes. Le sportif est quelqu’un qui compte, qui mesure : on le voit bien aujourd’hui avec les appareils de tracking, qui répondent à un besoin très ancien du sport moderne, qui est de compter, comparer, pour améliorer, même dans une pratique d’entretien ou de santé. S’accomplir ou se dépasser, cette dualité demeure, avec d’une part cet extrême du sport de haut niveau, et d’autre part des pratiques davantage tournées par la pédagogie, la santé, l’équilibre individuel.

« S’accomplir ou se dépasser », n’est-ce pas aussi un choix de société ?

Ce qui aujourd’hui est remis en question avec davantage d’acuité, c’est le culte de la performance extrémisé tel qu’il s’est répandu dans notre société et tel que la critique en a été faite par de nombreux auteurs. Il faudrait repenser complètement ce que nous entendons – et consommons, en tant que spectateur – par sport de haut niveau pour remettre en question ce culte de la performance. Le sport d’après fera-t-il fi de ce culte de la performance ? Pour l’instant, il me semble que l’on reste très attentif à la performance et aux records.

Cette période s’est accompagnée d’une critique de la mondialisation et l’affirmation d’un souci de proximité : cela vaut-il pour le sport ?

De fait, vraisemblablement, beaucoup de déplacements internationaux vont être ralentis ou stoppés durant les deux ans à venir. Cela impacte particulièrement le sport de haut niveau. Je pense tout particulièrement au tennis, qui est un tour du monde permanent. On critique en effet les effets de la mondialisation sur le plan économique, social, environnemental. Le sport n’échappe pas à cette critique dans la mesure où il est l’activité de tous les excès : débauche de moyens, de déplacement, gigantisme des compétitions. Toujours plus d’équipes, de spectateurs et de téléspectateurs. De toute évidence, il va y avoir un ralentissement et un repli. Cela va-t-il entraîner une réflexion profonde sur la pertinence de ces pratiques ? C’est en cours… Les faits eux-mêmes vont imposer cette redéfinition. On voit certains sportifs de haut niveau dont c’est le métier, en prendre conscience et stopper leur activité, en constatant le désastre du monde, comme s’ils mesuraient l’aspect secondaire et extravagant de leur propre activité. Jusqu’où ira cette mise en abyme ? Difficile de se prononcer. 

À quels sportifs pensez-vous ?

À Raphaël Nadal par exemple, qui s’est dit sceptique sur une reprise de l’ATP Tour avant 2021, en expliquant que ce qui compte le plus, c’est la santé des gens. Irons-nous jusqu’à une remise en question des grands événements sportifs ? Ce n’est pas sûr lorsque l’on voit la façon dont le président de l’Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas, s’est accroché à l’idée d’une reprise de la Ligue 1, à l’envers de la décision prise : « il faut à tout prix que ça continue, il faudrait même que ça reprenne plus vite… » Toutefois, ce début de prise de conscience, imposée par les événements, amènera peut-être une redéfinition du spectacle sportif. On a vu apparaître quelques compétitions d’un nouveau genre apparues pour combler le vide. Aux États-Unis, une compétition à huis clos entre quatre champions de tennis a été organisée par une entreprise qui produit de la data. Il y a eu aussi ce duel à distance, chacun sur son sautoir, entre Renaud Lavillenie, l’Américain Sam Kendricks et le nouveau recordman du monde du saut à la perche, le Suédois Armand Duplantis. Mais il n’est pas sûr que le football, par exemple, puisse changer son mode de fonctionnement.

En raison des risques sanitaires, les pratiquants ordinaires pourraient-ils bouder des pratiques sportives collectives, caractérisées par la proximité des corps sur le terrain et dans les vestiaires ?

On a vécu, et on vivra peut-être encore, au rythme des interdictions. Au-delà, la proximité corporelle est en effet aujourd’hui interrogée. Les films ou les séries que nous avons pu regarder pendant le confinement en sont un bon indicateur : ces gens qui s’embrassent, se donnent l’accolade, se tassent dans les cafés ou les salles de concert, ce n’est plus possible aujourd’hui. C’est presque choquant, comme ces vieux films où les gens fument du début à la fin dans des espaces publics. Aujourd’hui, cette proximité des terrains, des douches et des vestiaires partagés, des sports avec des contacts très rapprochés comme le judo ou le rugby et ses mêlées, paraissent difficilement imaginables dans l’immédiat. On n’image pas pratiquer avec des masques. C’est évidemment un frein. Ce souci de faire attention au corps de l’autre auquel on va s’habituer, à l’école ou dans les transports, va probablement marquer durablement nos pratiques. Et cela pourra prendre du temps avant de retrouver une vraie liberté de contact où les mentalités soient vraiment « détendues ». On peut comparer cela au pic de l’épidémie de sida dans les années 1980, qui avait aussi un caractère très intrusif dans l’espace public.

Les associations sportives craignent également de perdre des licenciés. Qu’il s’agisse de disciplines individuelles ou collectives, le sport associatif ce sont en effet des marques de familiarité, la convivialité, des déplacements vécus en commun... Est-ce compatible avec le principe de « distanciation sociale » ?

Cette proximité fait partie de la vie des petits clubs, dans la pratique sportive elle-même et dans son environnement social. On a le même souci qu’avec l’école, qui est l’univers social sur lequel portent aujourd’hui mes études. C’est un problème d’hygiène publique qui vient télescoper toutes nos habitudes.

Propos recueillis par Philippe Brenot


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